© Jorge Fregoso – Tijuana, October 2019

“I don’t see myself as a war reporter. I see myself as an anti-war reporter”

À bientôt 66 ans, Ed Vulliamy fait partie de la génération que les journalistes appellent communément la « génération Sarajevo ». Celui qui a couvert dans les années 1990 les conflits en Slovénie, en Croatie, en Bosnie, et plus tard en Irak n’était pourtant pas prédestiné à ce métier si particulier de correspondant de guerre.

« Je déteste la guerre : mon père était pacifiste et ma grand-mère, Irlandaise ayant vécu la guerre d’indépendance, l’était tout autant, explique-t-il. Mais la guerre ne cesse de venir à moi ! »  De fait, alors qu’il étudie les sciences politiques et la philosophie à l’université d’Oxford, le jeune Ed est particulièrement touché par les événements qui surviennent en Irlande du Nord. Son sujet de thèse est tout trouvé et son premier « reportage de guerre » voit le jour. À la fin de ses études, il rejoint les équipes de World in Action, émission d’investigation de la chaîne anglaise locale ITV Granada (anciennement Granada TV). Pour le programme, il couvrira le conflit irlandais pendant huit ans. Sa première spécialisation et ses premières distinctions puisque l’un de ses nombreux documentaires lui vaudra en 1985 le prix de la Royal Télévision Society. Puis il part en Italie : son truc à lui, c’est de couvrir le crime organisé dans la célèbre « Botte » de l’Europe. Missionné alors par The Guardian – à qui il restera fidèle tout au long de sa carrière – le journaliste doit également, pour son employeur et depuis l’Italie, « garder un œil sur la Yougoslavie ». Finalement, c’est plus qu’un œil qu’Ed Vulliamy gardera sur les Balkans : entre 1991 et 1995, le journaliste passera la majeure partie de son temps dans cette région du monde où se succèdent les conflits. Celui qui dit être ainsi « devenu reporter de guerre par accident » remportera de nombreux prix pour son travail dans cette zone à risques. Témoin des pires atrocités, Ed Vulliamy – avec à l’appui les images tournées dans les camps pour son reportage Omarska’s survivors: Bosnia 1992 – témoignera en 2006 devant la Cour Pénale Internationale de La Haye, aux Pays-Bas. Face à lui, sur le banc des accusés, Slobodan Prajlak. Le même Slobodan qui l’avait accueilli 13 ans plus tôt au camp de Dretelj. À cet instant, il devient le premier journaliste depuis le procès de Nuremberg à témoigner dans une affaire de crime de guerre. Lui, « l’accidentel » reporter de guerre.

“I don’t really go to war, war comes to me”

Fin des années 1990 : ciao Italia ! Ed s’envole pour les États-Unis où The Observer – petit frère du Guardian – a besoin de lui comme correspondant. Dans les années 1990, il a déjà couvert de nombreux sujets outre-Atlantique pour l’hebdomadaire britannique. Cette fois, il retrouve son domaine de prédilection et enquête notamment sur le crime organisé et le trafic de stupéfiants le long de la frontière américano-mexicaine. De ses investigations naîtra l’ouvrage Amexica, War Along the Borderline, distingué en 2013 par le prestigieux Prix Ryszard Kapuscinski. Basé à New York en 2001, Ed est aux premières loges lors de l’attentat du World Trade Center : une nouvelle fois, « c’est la guerre qui vient à [lui] ». Pour The Observer, il couvrira par la suite le conflit en Irak et se verra « ignoré voire censuré » lorsqu’il tentera de publier ses articles sur les fausses informations et la non-existence d’armes de destruction massive. Une détermination et une volonté de dire la vérité qui transparaissent dans le film Official Secrets de Gavin Hood (2019), où le public le découvre sous les traits de l’acteur gallois Rhys Ifans.

“To be a good journalist and especially a good war reporter, you have to be a little mad”

Lorsqu’on lui demande comment un journaliste devenu reporter de guerre par accident peut être aussi pleinement investi et déterminé, Ed Vulliamy retourne la question : « Comment faire autrement ? ». Humble, il ajoute : « écrire ou filmer la vérité, aussi terrible soit-elle, est notre mission. Je pense d’ailleurs que c’est ainsi que l’on mesure le professionnalisme dans notre métier : en faisant du mieux qu’on peut ». Mesurer le professionnalisme. C’est tout l’enjeu de son prochain et nouveau rôle de Président du jury international du 27e Prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre. Sur ce point, le journaliste – qui écrit également des sujets et ouvrages sur le football, la peinture ou la musique – semble intimidé : « j’espère être à la hauteur de l’événement qui pour moi, est la cérémonie des Oscars dans notre métier ! C’est une grande responsabilité, je suis honoré ».

« Je pense qu’au fil du 21e siècle nous pourrons être amenés à modifier notre définition du mot “guerre”. Mes confrères, courageux et formidables, ont surtout couvert des guerres qui ressemblent en quelque sorte à des guerres de l’histoire, mises à jour pour notre époque.  Mais qu’en est-il des nouveaux types de conflit, au Mexique par exemple, où le nombre de décès est trois fois plus élevé qu’en Bosnie, et où le nombre de disparus dépasse de 50 % la totalité de ceux des guerres des Balkans entre 1991 et 1999 ? Et pourtant, pendant cette guerre devenue le conflit le plus meurtrier pour les journalistes, on continue d’aller au marché, à l’école, à la messe ; la ligue de foot fonctionne correctement, les universités sont de qualité : c’est la guerre en temps soi-disant de ‘paix’. Quel nom convient pour évoquer les champs de bataille des gangs criminels au Salvador ou au Honduras ?
Le terme « violence lente » est employé par des universitaires pour caractériser de nombreux conflits à travers le monde. Pour les jeunes générations, qu’il s’agisse de journalistes, de lecteurs ou de téléspectateurs, le terme de « guerre » s’applique aussi bien aux réfugiés ou aux migrations dues à des crises climatiques, qu’aux conflits futurs qui seront liés à l’eau et aux ressources, qu’à des catégories plus traditionnelles de guerre. Tous ces cas de figure rentrent dans le cadre de cette longue guerre entre l’humanité et la nature qui prédominera les générations à venir. Comment caractériser l’anéantissement violent des dernières existences indigènes et les agressions sur les terres et minorités indigènes ? La mise en lumière de ces sujets peut de même coûter la vie à des journalistes.
Dans quelle mesure la violence systématique contre des femmes rentre-t-elle dans nos définitions de la guerre ? Le féminicide en Amérique latine, le culte du viol collectif en Inde ? Cette « guerre entre l’homme et la femme » comme le disait Leonard Cohen ! Nous ne pouvons pas appeler toute forme de violence « guerre » -ce serait ridicule- et le fait que le Prix Bayeux se concentre sur les conflits est ce qui élève Bayeux à un niveau d’honneur au-dessus de tous les autres prix de journalisme. Mais je suis persuadé que les jeunes nous demanderont d’assouplir dans les années à venir la notion de ce qu’on appelle « la guerre », et logiquement donc du reportage de guerre. » — Ed Vulliamy

1954 Ed Vulliamy naît à Notting Hill, Londres

1979 Rejoint les équipe d’ITV Granada (anciennement Granada Television), chaîne TV locale anglaise

1985 Remporte le RTS journalism Award pour son film sur l’Irlande

1986 Rejoint les équipes du journal britannique The Guardian

1991 Couvre la guerre en Irak

1991-1995 Couvre la guerre des Balkans

1992 Granada Television’s What the Paper Say Foreign Correspondent of the Year

1992 British Press Awards International Reporter of the Year

1992 Amnesty International Media Award

1994 James Cameron Award

1997 British Press Awards International Reporter of the Year

2001 Couvre les attentats du 11 septembre à New York

2003-2006 Couvre la guerre en Irak

2006 Devient le premier reporter depuis le procès de Nuremberg à témoigner devant le tribunal international de La Haye

2013 Remporte le Prix Ryszard Kapuscinski pour son livre Amexica: War Along The Borderline

2015 Sortie de l’ouvrage Everything Is Happening: Journey into a painting sur la peinture de Velázquez. Un ouvrage qu’il termine pour son ami auteur Michael Jacobs.

2016 Nommé pour le Prix Ryszard Kapuscinski pour son livre The War Is Dead Long Live the War, Bosnia: The Reckoning.

2018 Sortie du livre When words fail: a life with music, war and peace (Louder Than Bombs aux États-Unis)

2019 Apparaît sous les traits de Rhys Ifans dans le film Official Secrets de Gavin Hood

2020 Honorary Doctorate of the Goldsmiths College of London

2020 Réédition du livre Amexica: War Along he Borderline, dix ans après la première sortie, dans une version actualisée