© Clara Deghati

Manoocher Deghati a 67 ans. Il est à la fois photojournaliste, reporter de guerre, formateur. Mais Manoocher est avant tout iranien. Et son pays, il ne l’a pas vu depuis plus de 35 ans.

« C’était mon destin de devenir photojournaliste. »

Tout commence en 1978. Après quatre années passées à Rome à étudier le cinéma, le jeune Manoocher, qui ambitionne de devenir cameraman, rentre en Iran. À cette époque, la révolte gronde : le peuple s’élève contre le Shah et sa politique répressive. Les étudiants sont dans la rue, réclament plus de liberté, plus de démocratie. La production cinématographique étant à l’arrêt, Manoocher saisit son matériel et sort pour immortaliser l’histoire de son pays. Armé de son appareil et de quelques rouleaux de pellicule, il photographie les manifestants, les soldats, et commence à travailler pour l’agence Sipa Press et l’AFP. S’en suivent les premières distinctions – il remporte le premier prix World Press en 1984 – et les premières répressions : ses photos d’enfants soldats, d’exécutions, gênent. Il est emprisonné, battu, menacé. Sa carte de presse lui est retirée à plusieurs reprises. En 1985, le risque devient trop important et Manoocher décide de fuir son pays. Avec sa femme et sa fille Maral, âgée seulement d’un an, il s’exile en France. C’est le début d’un long voyage et d’une longue carrière à travers le monde, marqués par des hasards de calendrier inouïs.

« Je n’ai jamais vraiment eu le temps de songer à changer de métier. »

Après quelques mois passés à Paris, l’AFP propose à Manoocher de prendre part au développement de ses bureaux internationaux. Il décide de partir en Amérique Centrale, « pour [s]’éloigner le plus possible du Moyen-Orient ». Basé au Costa Rica, il travaille avec des photographes locaux pour couvrir les guerres et crises sociales qui font rage au Guatemala, au Nicaragua, au Salvador ou encore au Panama où il est présent lors de l’invasion des États-Unis en 1989. Après l’Iran, c’est la deuxième fois que Manoocher a rendez-vous avec l’actualité. Au début des années 90, il prend la direction du bureau de l’AFP au Caire d’où il couvrira notamment le conflit israélo-palestinien. De nouveau, le photojournaliste se retrouve au cœur de l’actualité lorsque Yasser Arafat revient en Palestine après 27 ans d’exil. Jérusalem, la Somalie, la guerre du Golfe, le siège de Sarajevo… Manoocher poursuit sa carrière qui sera momentanément stoppée en 1996 : à Ramallah, un tireur israélien atteint sa jambe. Gravement blessé, il est rapatrié en France, à l’hôpital militaire des Invalides où il restera 18 mois. Là-bas, il est le seul civil au milieu de tous les vétérans. Depuis sa chambre, il trie ses photos et réalise des sujets pour l’AFP. C’est également lors de ce séjour qu’il recevra la visite du Président Jacques Chirac ; ce dernier lui accordera la nationalité française qui facilitera dès lors ses déplacements internationaux. De retour sur le terrain, Manoocher couvre les visites officielles du Gouvernement français à l’étranger. En 2000, il est victime du passage controversé de Lionel Jospin en Palestine : la voiture du Premier ministre, fuyant les jets de pierre, le percute au niveau de sa jambe fragilisée. Le schéma se répète : rapatriement, Invalides, pause forcée. Malgré les risques, Manoocher se sent investi d’une mission et refuse d’arrêter de photographier, de dénoncer, de témoigner. Il l’a compris depuis longtemps, « la photographie a un impact, elle permet d’informer la société, de donner une voix à ceux qui n’en ont pas ».

« Photographier les vivants, la volonté de vivre, l’espoir. »

© Fardin Waezi

Passionné, Manoocher continue de couvrir les conflits qui marquent le début du XXIe siècle et notamment la guerre en Afghanistan. Aux côtés de son frère Reza, également photojournaliste, c’est là-bas qu’il amorce une autre carrière : celle de formateur. Dans ce pays « complètement dévasté », les deux hommes créent l’ONG Aïna et mettent leur expérience au profit de jeunes Afghans. Depuis sa création, l’école a formé de nombreux journalistes et permis la diffusion de nouveaux titres de presse. Plus tard, Manoocher est appelé par l’ONU pour devenir formateur au sein d’IRIN, l’agence de presse humanitaire des Nations Unies. Basé à Nairobi, il va former plus d’une centaine de photographes. En janvier 2011, fort de plus de 30 ans de carrière, il prend la tête du département photo d’Associated Press au Caire. Une nouvelle fois, sa prise de poste est marquée par une actualité brûlante : à peine 36 heures après son arrivée éclate le Printemps Arabe. Égypte, Syrie, Libye, Yémen, Irak… Les manifestations et les révoltes se succèdent. Manoocher gère alors 150 photographes et ne dort que 4 à 5 heures par jour, tant la couverture médiatique est dense. Polyglotte, l’homme détient les clés pour travailler dans cette région du monde. L’une de ses équipes, dont il est à la tête, sera distinguée en 2013 par le prestigieux prix Pulitzer pour son reportage sur la Syrie.

« La retraite pour les photojournalistes, ça n’existe pas vraiment ! »

La situation en Égypte étant de plus en plus dangereuse pour les journalistes, Manoocher et sa famille quittent le pays. Fatigué, il décide en 2014 de s’installer dans la région italienne des Pouilles. Il achète une ferme où il cultive la vigne. Entouré de sa famille et de ses nombreux animaux, il y poursuit sa carrière de photographe mais loin des zones de conflit. En octobre 2021, il présidera le jury du 28e Prix Bayeux Calvados-Normandie. « Un grand honneur » confie avec humilité celui qui a embrassé son destin de photojournaliste durant plus de 45 ans.

QUELQUES DATES

1954 Naissance à Urmia, Iran

1980 American Deadline Press Club, prix spécial pour la réalisation

1984 World Press, premier prix catégorie actualités pour ses photos de la guerre Iran-Irak

1986 World Press Photo, troisième prix

2002 Création d’Aïna, école de photographie à Kaboul, Afghanistan

2004 Howard Chapnick Award for Advancement of Photojournalisme

2012 Membre du jury du World Press Photo

2019 Sortie de Iran : Rêves et dérives, co-publié avec son frère Reza, textes de Rachel Deghati

2020 Sortie de Eyewitnessed, un ouvrage biographique écrit par sa femme Ursula Janssen, archéologue et écrivaine